15 avril 2019, la France, l’Europe, la planète entière observent, horrifiées, la charpente qui s’embrase, la flèche qui s’écroule, les flammes qui s’étendent. Un moment, Notre-Dame semble perdue. Pourtant, le vaisseau tient bon. Courage des pompiers ? Oui. Résistance des bois ? Oui. Réponse contre-intuitive que celle-là car le bois, c’est du carbone : il brûle donc, mais au contraire du béton et de l’acier, il conserve ses dimensions, ce qui évite l’effondrement de l’édifice ...
Par le Professeur Dr. Andrée CORVOL-DESSERT
Membre fondatrice de l'Association Française " Restaurons Notre Dame "
Directrice de Recherche CNRS
Membre de l'Academie d'Agriculture de France (AAF)
Membre du Conseil international des Musées (ICOM)
Présidente du Groupe d'Histoire des Forêts Françaises
Extrait de la Revue de l’Académie d’Agriculture de France (octobre 2019)
Ainsi, les combattants du feu purent entrer dans la nef et grimper dans les beffrois. Au matin, les polémiques agitèrent Français et Médias. Les mécènes profiteraient de défiscalisations scandaleuses. Leurs promesses démontreraient des bénéfices exorbitants. Leur générosité ignorerait des demandes sociales. L’objectif, Notre-Dame convalescente pour les Jeux Olympiques de 2024, balayerait enquêtes et diagnostics. Enfin, les incendies qui touchèrent des monuments prestigieux - ici (le château de Lunéville, le parlement de Rennes, la cathédrale de Nantes) et ailleurs (la Fenice de Venise, le Petruzzelli de Bari, la résidence des Windsor) – condamneraient définitivement l’emploi du merrain. Ce refus implique, pour certains, d’adopter des matériaux modernes (acier, béton) ; pour d’autres, des techniques nouvelles (numérisation, préfabrication), voire des innovations radicales (toiture transparente, végétalisée ou recouverte de panneaux solaires).
Un cliché derrière ce fatras : le bois serait au mieux un matériau passéiste, au pire un matériau dangereux. La bataille est engagée. Notre-Dame mobilise les défenseurs de la filière Forêt-Bois et les conservateurs du Patrimoine. En face, quelques architectes en mal d’inspiration ou de notoriété s’interrogent sur la possibilité de sélectionner suffisamment de « beaux » arbres - entendez : vieux, gros, grands – pour refaire une charpente. L’étranger en propose même, chênes pour Trump et douglas pour Trudeau ! C’est la conséquence d’une appellation malheureuse, la « Forêt », pour décrire les centaines de pièces qui la composaient. Cela fit croire qu’elle avait exigé des milliers d’arpents et des centaines d’ouvriers. La « Forêt », Quasimodo l’incendia pour arracher Esméralda au bûcher : le spectacle ne fut plus la sorcière, mais la fournaise ! Ce faisant, le bossu de Notre-Dame, mélodrame romantique, attira l’attention publique sur le chef d’œuvre que méprisèrent Baroques (XVIe s.), Classiques (XVIIe s.) et Néoclassiques (XVIIIe s.) et qu’abandonnèrent les gouvernements révolutionnaires et monarchiques…
En fait, la « Forêt » n’est pas une, mais trois charpentes gothiques : la première couvrait le chantier (1160-1170) ; la seconde, le chœur (1220-1230), avec réemploi des bois anciens ; la troisième, la nef (1230-1240). Quant aux charpentes du transept, de la flèche et des travées, elles dataient du XIXe siècle, c’est-à-dire des interventions salvatrices de Lassus (1807-1857) et de Viollet-le-Duc (1814-1879) qui, vingt ans durant, eut quartier libre. Les relevés architecturaux des structures médiévales remontent à 1915 (Deneux) et à 1995 (Chevrier), travail qui prépara le scanner de 2014, 150 scans effectués par l’entreprise Art Graphique et exploités largement depuis (Fromont, Trentesaux). Lacunaire, cette documentation dissipe néanmoins quelques idées reçues. Certes, scientifiquement, la catastrophe est irrémédiable, même si poutres noircies et fragments tombés finiront par révéler aux spécialistes l’âge des arbres, leur façonnement, leur disposition, leur résistance : la collecte est urgente. Mais si la charpente originelle n’est pas restituable, la toiture apparente l’est, y compris la flèche voulue par Viollet-le-Duc, bois et plomb. Sur ce point, la Charte de Venise (1964) prévaut, l’article 9 limitant les changements aux parties non étudiées et/ou non visibles.
Les traités anciens détaillent volontiers le séchage à l’air libre des bois destinés aux constructions navales et civiles : leur préservation et leur fourniture motivèrent d’ailleurs l’ordonnance des eaux-et-forêts d’août 1669, dite Code Colbert (cf. article). Comme la théorie est une chose, la pratique une autre, les charpentiers du Moyen Age choisissaient les arbres, les amenaient jusqu’au chantier et les employaient promptement. Voilà résolus les problèmes de séchage et de stockage : la pointe de l’île de la Cité suffisait. La charpente de Notre-Dame ayant traversé les siècles, il est clair que ces méthodes n’étaient pas mauvaises ! Ses chênes venaient des forêts domaniales et ecclésiastiques en bordure de Seine ou de Marne : la « voie d’eau » assurait un transport plus rapide et plus commode que la « voie de terre ». A proximité du massif bellifontain figure encore le bois Notre-Dame, qui relevait de l’évêché parisien en vertu d’une donation royale. Chaque arbre équarri donnait une poutre, le bois de cœur étant au centre de la pièce. Les charpentiers travaillaient à la hache et à la doloire : la scie était réputée « échauffer » les bois par frottements, phénomène préjudiciable à leur conservation. Ils estimaient qu’après séchage, les pièces taillées montreraient des courbes et des retraits moins marqués que les pièces sciées.
La construction des trois charpentes gothiques demanda 1 000 chênes, guère plus, ni très vieux ni très gros, caractéristiques qui vont à l’encontre des présentations historiques (Bechmann). Pourquoi ? Parce que les cathédrales équivalaient à des immeubles de grande hauteur ! Dans ces conditions, impossible de hisser des pièces colossales à l’aide d’engins rudimentaires : de simples cages d'écureuil. Façonnés, les bois de section faible (97 % des pièces n’excédaient pas 30 cm de largeur pour 12 m de longueur) sèchent bien mieux que les bois de section forte. Ainsi, l’important ne fut jamais la recherche de gabarits spectaculaires, mais de procédés qui faciliteraient l’élévation et la manipulation. Cela explique que le travail à la hache évolua peu, à la différence de la logistique et de l’assemblage. Aujourd’hui, l’existence de découpes assistées par ordinateur et de grues équipées de plateformes change la donne : la charpente nouvelle n’a pas besoin de pièces nombreuses et légères, mais de pièces adaptées à la fragilité de l’édifice en raison des variations thermiques qu’entrainèrent l’embrasement et le ruissellement.
L’abattage de 1 000 chênes n’offre aucun inconvénient, pas plus écologique qu’économique : le patrimoine sylvicole représente 17 M d’hectares, dont 6 M d’hectares en chênaies, surface et volume progressant constamment faute d’un prélèvement égal ou supérieur à la croissance annuelle. Cette exploitation ne porterait pas atteinte aux paysages : les coupes rases ont cessé au profit de coupes ciblées, par « furetage », régime interdit au XVIIe siècle, excepté pour les arbres de marine. Elle aiderait à valoriser la filière Forêt-Bois, celle des feuillus notamment, le BTP privilégiant les résineux. Quelle meilleure vitrine que Notre Dame pour montrer les métiers du bois, l’héritage qu’ils ont légué, les compétences qu’ils ont gardées, les innovations permanentes, récentes et méconnues du grand public ? Evidemment, il ne manquera pas de personnes avisées pour rappeler la tradition : autrefois, les charpentes incendiées des cathédrales étaient refaites à l’identique. Exemples : Meaux en 1498, Rouen en 1529 et en 1683, ou Lisieux en 1559. Et les relevés existant permettraient d’en faire autant à Notre-Dame. Mais affirmer « Nous sommes un peuple de bâtisseurs » ne signifie pas Repartir au Moyen Age. Hormis quelques maîtres-ouvriers qui entendent transmettre des gestes pluriséculaires et maîtriser la chaîne opératoire, de la sélection de l’arbre à la taille et à la pose d’une pièce, les entreprises des Monuments Historiques commandent directement aux scieries des pièces normées.
Cela n’empêche pas d’installer un chantier-école sur le parvis de Notre-Dame, où les jeunes redécouvriraient les disciplines ancestrales. L’apprentissage soulignerait la continuité nécessaire, transgénérationnelle, dans l’exécution d’un grand projet. Quant à la charpente nouvelle, compromis entre structure médiévale et technologie contemporaine, elle suppose des bois droits, faciles à obtenir et de qualité contrôlée – tout comme le serait celle des matériaux concurrents -. Il y en a déjà en stock. Pour l’heure, les incertitudes ne tiennent pas à l’approvisionnement en bois, mais à la consolidation des murs. La construction de cette nouvelle charpente, l’ancienne ayant traversé neuf siècles sans dommages notables (elle durerait encore s’il n’y avait eu négligence ou malveillance), doit obéir aux règles du métier et au sens de l'histoire qui encourage l’utilisation de matériaux bio-sourcés. Le passé du bois plaide en sa faveur, atout dont ne disposent pas l’acier et le béton, a fortiori le lamellé-collé eu égard au devenir des colles : neuf siècles à venir, c’est long, très, très long. Restera à concevoir l’ignifugation des bois, l’amélioration des détecteurs de fumée et de chaleur, ainsi que le cloisonnement des combles afin de bloquer la propagation des flammes. Car le risque zéro n’existe pas, même si les charpentes anciennes brûlèrent moins qu’elles ne chutèrent - erreur de calcul dans l’édification des murs et l’évaluation des contre-poussées.
Pour en savoir plus :
Bechmann R., Les racines des Cathédrales, Paris, Payot, 1981, 385 p.
Chevrier V., La charpente de la cathédrale Notre-Dame de Paris à travers la dendrochronologie, mémoire de DEA, Université de Paris-Sorbonne.
Corvol A., L'Homme aux bois : histoire des relations de l'homme et de la forêt, XVIIe-XXe siècle, Paris, Fayard, 1987, 585 p.
Deneux H., « L'évolution des charpentes du XIe au XVIIIe siècle », L'Architecte, 1927, pp. 49-53, pp. 57-60, pp. 65-68, pp. 73-75, pp. 81-89.
Epaud F., « Les Forêts et le bois d’œuvre au Moyen Âge dans le Bassin Parisien », La Forêt au Moyen Âge, Paris, Les Belles Lettres, 2019.
Fromont R. et Trenteseaux C., « Le relevé des charpentes médiévales de la cathédrale Notre-Dame de Paris : approches pour une nouvelle étude », Monumental, Paris, Editions du Patrimoine, 2016, pp. 70-77.
Hoffsummer P. (sous la direction de), « Les Charpentes du XIe au XIXe siècle, typologie et évolution en France du Nord et en Belgique », Cahiers du Patrimoine, 2002, n° 62.
Le Port M., « Évolution historique de la charpente en France », Encyclopédie des métiers, La Charpente et la construction en bois, t. 1, Paris, Librairie du Compagnonnage, 1977, pp. 379-610.
Références & Photos :
Tableau PISSARRO Camille (1830-1903) "Notre-Dame de Paris", aquarelle sur papier, 17 x 24, photo Andrée CORVOL-DESSERT
Chênes des Bertranges : Coupe en bord de route, volume 600 m3 - Photo Association Française Restaurons Notre Dame
Notre-Dame de Paris - Extrait de la Photothèque l'Association Française Restaurons Notre-Dame - Septembre 2019
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